Interview Thierry Jourdain et Pierre Lemarchand

Thierry Jourdain et Pierre Lemarchand Discogonie

Paru il y a près d'un an aux Editions Densité, dans la collection Discogonie, l'ouvrage de Thierry Jourdain et Pierre Lemarchand sur La Fossette nous fait découvrir encore un peu plus l'album. Entre petits secrets et lecture entre les lignes, le duo rentre dans les détails du premier CD de Dominique A, pour notre plus grand bonheur. Les 30 ans du disque méritaient bien encore quelques questions aux auteurs.

L’album sort en 1992, pouvez-vous revenir sur le contexte de la musique en France à cette époque là ?
Thierry Jourdain : La Fossette a vraiment une valeur de précurseur dans le paysage musical français du début des années 1990, celui du « do it yourself ». Alors que jusqu’alors, il fallait forcément rentrer en studio et dépenser des sommes folles pour produire un disque, les enregistreurs 4-pistes puis 8-pistes à cassettes ont apporté une véritable démocratisation dans la manière et les moyens de s’enregistrer. Dominique a un peu été la figure de proue de cette nouvelle génération d’artistes dont font également partie Philippe Katerine et Christophe Miossec.
Pierre Lemarchand : La Fossette arrive aussi à une époque où le rock indépendant et la langue française peinent à se rencontrer. Et Dominique permet la rencontre.

 

La Fossette est un album singulier en 1992 et le reste aujourd’hui encore, pourtant il se nourrit de musiques de l’époque. Quelles sont-elles ?
Thierry Jourdain : Pour moi, c’est un album plutôt intemporel, il m’est assez difficile de l’ancrer dans une époque artistique même si, oui, il y a des indicateurs. Il convoque plusieurs époques, celles surtout qui font références pour Dominique. C’est la synthèse à la fois d’une approche musicale très anglo-saxonne et d’une importance au texte propre à la chanson française. Dominique a pu dire qu’il n’y a pas de « dress code » en chanson, quand on aime une chanson peut importe si c’est du post-punk, de la new wave ou de la chanson française tant que vous êtes touché. Adolescent puis jeune adulte, il écoute et aime ainsi aussi bien Joy Division, Young Marble Giants, Suicide que Barbara, Brel ou Taxi Girl et “La Fossette” en est le résultat.

 

Joy Division Closer Young Marble Giants Colossal Youth Suicide awayoflife

 

Dès sa sortie, et même avant, l’album est soutenu par deux grands noms, Arnaud Viviant et Bernard Lenoir, qui diffusent 3 titres en janvier 1992 sur France Inter. Dans ces années-là, le fait de publier un CD est un petit évènement en soit. Mais était-ce suffisant pour que l’on en parle ?
Pierre Lemarchand : La rencontre se fait d’abord avec Viviant. Il faut remonter un peu dans le temps, à l’époque du Disque Sourd, le premier véritable album de Dominique, l’ancêtre de La Fossette. Dominique envoie Le Disque Sourd à Arnaud Viviant, sur les conseils de Vincent Chauvier, qu’il vient de rencontrer et avec qui se profile une collaboration (qui se concrétisera avec la parution de la Fossette sur le label de Vincent, Lithium records). Viviant, alors, est incontournable, dès lors qu’on s’attache au rock indépendant. Il est l’invité régulier, les mardis soirs, de l’émission C’est Lenoir sur Inter. Il écrit dans les colonnes de Libération, dans les pages musiques, sous la direction de Bayon. Enfin, il écrit dans le bimestriel Les Inrockuptibles. Un exemplaire du Disque Sourd, que Dominique édite alors, à compte d’auteur, en vinyle et à 500 exemplaires, arrive chez Viviant. Nous sommes à l’été 91 et Viviant, parmi, l’avalanche de disques compacts qu’il réceptionne quotidiennement, remarque immédiatement ce vinyle, à la pochette blanche écrite à la main. Il pose le disque sur la platine, ça commence par Le Courage des Oiseaux, Viviant est happé - autant par le titre augural que par ce qui suit. Il appelle Dominique (sur le disque, le numéro de téléphone de ses parents est inscrit) et lui dit qu’il a aimé ce qu’il a entendu. Beaucoup. Mais qu’il ne peut pas le chroniquer dans Libé tant que le disque n’est pas en vente, distribué par un label…. Il promet à Dominique que s’il publie un disque un jour, il en parlera. Aussi, quand il reçoit en janvier 92 La Fossette, il se souvient de sa promesse. Il retrouve nombre chansons du Disque Sourd, il retrouve ce son et cette ambiance incomparables, ces belles chansons rétives, ce murmure obsédant. C’est un mardi et il doit se rendre à la Maison de la radio. Il embarque le CD, convainc Lenoir - ce n’est pas difficile !- de parler du disque le soir même. Ils passent trois chansons et le minitel s’enflamme. C’est le début de la carrière de Dominique A.

 

Le début de carrière de Dominique A est indissociable du label Lithium. Il y parait ses 4 premiers albums et il en est devenu l’artiste emblématique. Mais l’enjeu du label n’était pas là. Quelle était l’exigence de Vincent Chauvier, fondateur de Lithium ?
Pierre Lemarchand : Vincent Chauvier, quand il fonde Lithium, poursuit obéit à deux passions : celle qu’il nourrit pour les guitares (celles du punk des Stooges et des Heartbreakers, du rock de Sonic Youth) mais aussi celle pour la langue française. Il a pour objectif de sortir les disques qu’il « aimerait entendre ». C’est ainsi qu’il publie LucieVacarme puis Diabologum, qu’il publiera Mendelson… Mais plus que tout, Vincent Chauvier souhaite accueillir la surprise. Quand il entend la musique de Dominique, par le biais d’une cassette que lui fait écouter Eric Deleporte (sur laquelle il pose quelques ârties de guitare), il sait qu’il tient là la surprise qu’il espérait. Ce n’est pas la musique qu’il écoute, ce n’est pas la musique qu’il espérait, mais à la seconde où il entend « Vivement dimanche », il sait qu’il veut publier cette musique.

  

 

En 1992, Dominique A disait qu’il écrivait « les textes qui lui fassent le moins honte à chanter ». Pourtant chanter en français à l’époque n’est pas anodin ?
Thierry Jourdain : Pour Dominique, c’était important que ce soit « en français ».
Pierre Lemarchand : Ses influences étaient anglo-saxonnes mais la langue française semble s’être toujours imposée à lui. Ephémérides, le 45 tours qu’il publie avant le Disque Sourd, était en français. John Merrick, le groupe qu’il mène de l’âge de 16 à 19 ans aussi. En fait, Dominique commence à chanter dès l’enfance, il s’enregistre avant même que sa voix ne mue (cf. le coffret Les Sons Cardinaux). Aussi, peut-être que chez Dominique, le chant est-il inséparable du français. Les chansons de La Fossette sont de l’ordre du journal intime, de la voix intérieure : comment utiliser alors autre chose que la langue de tous les jours, la langue intime, la langue maternelle ?

 

Dans la collection Discogonie des Éditions Densité, le tome consacré à La Fossette est sacrément bien entouré. Comment avez-vous persuadé la maison d’édition de consacrer un tome à ce disque ?
Thierry Jourdain : Assez simplement je dois dire même si ça a été le fruit de discussion et d’un véritable ping pong à trois. Par le biais de Pierre et de son formidable ouvrage sur Fantaisie Militaire, que j’ai dévoré, je me suis penché sur les éditions Densité. J’ai été séduit par le concept qui me rappelait les éditions anglo saxonnes 33 1/3 que j’aimais beaucoup. A l’époque, je voulais écrire un ouvrage sur The River de Bruce Springsteen, c’est, du coup, le premier éditeur que j’ai démarché. Cela n’a pas retenu l’attention de Hugues Massello, directeur de ces éditions mais il m’a proposé que je lui fasse plusieurs autres propositions. Parmi elles, il y avait Automatic for The People de R.E.M., qui n’a pas non plus retenu son attention, et La musique / La matière de Dominique A. Il était très intéressé par Dominique A et m’a plutôt proposé La fossette. J’ai accepté et ensuite mon copain Pierre, avec qui j’avais créé la Revue Equilibre Fragile autour d’un premier numéro consacré, justement, à Dominique A m’a proposé si ça me disait qu’on écrire ce livre sur La fossette à deux, j’ai très vite trouvé l’idée formidable car nos démarches et nos styles radicalement différents seraient complémentaires et d’autant plus riches pour un disque bien plus complexe qu’il n’y paraît. Et puis, ça bouclait une sorte de boucle, Dominique a été le premier artiste à accepter une interview et à nous faire confiance à Pierre et à moi pour l’aventure Equilibre Fragile, il est devenu un peu le parrain de la revue et c’était plutôt chouette d’aller au bout de cette histoire autour d’un livre, Pierre et moi, ensemble. Nous nous sommes basés sur nos entretiens avec Dominique, sur ses propos, et avant même de s’en rendre compte, le découpage dans notre écriture s’est fait naturellement en thématique et non pas chanson par chanson comme à l’habitude chez Densité.

Discogonie Bashung Discogonie Radiohead Discogonie Smiths Discogonie Smiths

 

Comment vous êtes-vous réparti les taches, les recherches, l’écriture ? Quelles contraintes se sont présentées à vous ?
Thierry Jourdain : On a très vite décidé à faire deux parties, une plus axée sur « L’histoire de La fossette » et une seconde sur l’analyse du disque. Dans un premier temps, chacun a pris de son côté une partie, s’est concentré dessus, et l’a passé à l’autre dans un second temps. On a ensuite passé un temps à mettre en commun nos recherches et nos réflexions en créant de nos deux styles, un troisième qui en serait un peu la synthèse. La plus grande difficulté a été de rendre cohérentes nos différences et unifier nos styles. Il y a eu une période de rodage, d’ajustement, d’apprivoisement, de nos deux univers et de nos deux styles, pas mal de temps et de matières passées avant de fixer les choses.

 

L’Hyper Week-end Festival a récemment consacré une soirée à Dominique A sur FIP pour l’anniversaire de l’album. Une jeune génération a repris son répertoire, alors que bon nombre des participants n’était pas né en 1992. Les années passent, et des influencent semblent se dessiner. Avez-vous eu l’occasion d’écouter l’émission ?
Thierry Jourdain : Moi non, désolé…
Pierre Lemarchand : oui je l’ai écoutée. Inévitablement je n’ai pas tout aimé. C’est la règle avec ce genre d’exercice… Mais cela témoigne du lien qui s’est tissé entre Radio France et Dominique A depuis ce fameux mardi soir de janvier 1992. Il y a eu ensuite tant de Black Sessions avec Lenoir, tant d’émissions qui l’ont invité, tant de chansons diffusées… C’est rare une telle complicité entre un artiste et une radio ! L’influence de Dominique ne s’est jamais démentie. Elle s’est toujours renouvelée, jusqu’à aujourd’hui. Il y a une reprise que j’ai trouvée formidable ce soir-là, c’est celle que Lonny a faite de « En surface ». Dans sa manière de chante comme on confie, de lier la langue française avec une science très anglo-saxonne des arrangements, de la prise de son, bref d’un univers qui n’est pas celui de la « variété », il m’est apparu que Lonny, dont j’admire beaucoup la musique, était bel et bien une petite soeur de Dominique A.

 

 

En 2012, l’album a été réédité, notamment en vinyle, le format dans lequel il n’existait pas. Parmi les bonus y’a-t-il un morceau qui attire votre attention ?
Thierry Jourdain : Un bonus qui n’en est pas vraiment un mais quand même, pour moi c’est « L’attirance », qui était sur Un disque sourd, le premier album vinyle en auto production de Dominique et qui là revient dans les bonus de la nouvelle édition Cd.
Pierre Lemarchand : Oui exactement pareil, "L’Attirance", qui demeure pour moi un de mes morceaux préférés de Dominque A. Je crois qu’il a été écarté de La Fossette, par Dominique et Vincent, car son ambiance se rapporchait trop de celle de « Va-t-en »… Dominique quand nous l’avons interviewé pour le livre, nous a confié que s’il avait un regret pour La Fossette, ce serait peut-être l’absence de « L’attirance »… et la présence de « Mes lapins » !

 

 

Avez-vous de nouvelles découvertes sur l’album depuis la parution du livre, qui aurait pu figurer dedans ?
Thierry Jourdain : Pour ma part, je dirais que le livre a mis suffisamment de temps à mûrir et à évoluer avant d’être publié pour être le plus abouti possible, plus de trois ans. Nous pensions l’avoir achevé bien plus tôt que ça avec Pierre et s’il avait été publié à ce moment-là, effectivement, là, nous aurions fait ces autres découvertes après coup et donc trop tard pour qu’elles figurent dans le livre. Grâce à Hugues qui ressentait le besoin d’aller peut-être un peu plus loin et les reports de sortie dus à la crise sanitaire en 2020, nous avons mis à contribution le temps pour continuer notre travail de recherche et d’écriture.


Quels sont vos projets. Pierre, tu as écris Nico The End, et Alain Bashung / Fantaisie Militaire. Une idée pour un prochain tome ?
Pierre Lemarchand : J’ai fait paraître fin octobre 2021 aux éditions Le Mot et le reste « Patti Smith et Arthur Rimbaud, une constellation intime ». Ces temps-ci, j’écris plutôt dans la presse, dans Magic en particulier. Je travaille aussi à mon émission de radio, Eldorado. Elle est mon refuge. Je n’ai pas de projet pour un nouveau livre. Après chaque publication, qui succède en général à une année de travail, d’écriture que l’on glisse dans les marges de la vie et qui, si elle suscite des joies immenses, ne peut se faire qu’au prix de nombreux sacrifices, je me pose la question : était-ce bien nécessaire ? Tant de livres sont publiés, tout ce papier… A quoi bon en rajouter ? Qu’ai-je à dire de si important ? Mais au moment où j’écris ceci, des désirs pointent. Mais ils sont flous. Trop flous pour en parler encore.

Equilibre fragile Une constellation intime REM

 

Thierry, des nouvelles d’Equilibre Fragile ? Tu sors un livre sur REM…
Thierry Jourdain : En ce qui concerne Equilibre Fragile, la revue est en pause indéterminée. Je voulais quelque chose de grande qualité en terme d’objet et économiquement ce n’est plus viable, entre les coûts d’impression et les ventes, nous finissions par être de plus en plus à perte à chaque numéro malheureusement. Après, Equilibre Fragile se veut un collectif, un laboratoire, on organise de temps en temps des soirées musicales, il y a un blog où je continue de publier des interviews et c’est également un micro label qui marche au coup de coeur… En ce qui concerne l’écriture, je ne peux par contre jamais m’arrêter, c’est une question de vie ou de mort. Quand un ouvrage est publié, j’en ai au moins trois en cours de réflexion. Le petit dernier, sorti en janvier 2022, est effectivement R.E.M. 1980 – 2011 Remember Every Moment aux éditions Le boulon sur lequel j’ai travaillé cinq ans. Avec deux amis musiciens My North Eye et Hell Strange, on va essayer de partir dès qu’on peut sur les routes en France et en Belgique pour le défendre à l’instar de ce que nous avions fait en 2019 pour mon ouvrage sur Elliott Smith, faire des rencontres musicales et littéraires dans toutes sortes d’endroits (médiathèques, librairies, salles de concerts, café associatifs). Et sinon j’ai trois autres projets qui me tiennent particulièrement à coeur, Vic Chesnutt, en court d’écriture, et deux autres dans le domaine du cinéma pour lesquels il est encore un peu tôt pour en parler.


Pour en savoir plus : La Fossette, Editions Densité

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